samedi 28 novembre 2009

Diaboliques tentations

Marcel Carné a juste 32 ans quand le producteur André Paulvé l'invite aux studios de la Victorine pour y réaliser Les visiteurs du soir. 1941. Nice fait toujours partie de la zone libre d'un pays en guerre. Elle le sera jusqu'au 11 novembre 1942, date à laquelle les Italiens occupent la ville, représailles instantanées du débarquement allié survenu en Afrique du Nord trois jours auparavant. C'est donc bien dans des conditions (un peu) moins difficiles qu'ailleurs que Carné va créer son film. Et c'est sur la Côte d'Azur qu'il va rencontrer celui qui sera son scénariste: Jacques Prévert. Le gouvernement vichyssois souhaite-t-il voir un film d'évasion ? L'oeuvre qui va naître sera résolument autre chose, une oeuvre de résistance. Comme soucieux d'éviter la censure, les deux artistes décident de situer leur intrigue au coeur du Moyen-Âge. Le générique initial voit une main feuilleter les pages d'un grimoire. On y lit l'argument du long métrage. Citation: "Or donc, en ce joli moi de mai 1485, Messire le Diable dépêcha sur Terre de ses créatures afin de désespérer les hommes". Toute ressemblance avec un ennemi contemporain n'est pas fortuite. Et dans son costume noir et doré, quand il s'amuse avec les flammes de la cheminée du château-fort qui sert de décor à cette histoire, l'acteur Jules Berry compose un Satan particulièrement convaincant. Le deuxième, donc, que je découvre en quelques jours...

Encore faut-il expliquer qu'il arrive dans les derniers instants du film, et s'en tenir là pour ne rien dévoiler d'important. Au départ, c'est bien de deux de ses suppôts qu'il exige qu'ils rejoignent la compagnie d'un seigneur pour y semer la zizanie. "De pauvres histoires inventées par le Diable en manière de passe-temps", comme l'explique joliment l'un des deux fauteurs de trouble. Avant cela, sa maléfique compagne et lui prennent l'apparence banale de deux troubadours. Leur qualité d'artistes itinérants justifie à point nommé leur présence insistante auprès du hobereau local, d'autant que ce dernier se prépare à marier sa fille. Quelques notes de musique, et tout bascule un soir de bal. Les visiteurs du soir passent à l'action, arrêtent le temps et, chacun de leur côté, profitent de leur pouvoir pour abreuver leurs hôtes d'insidieuses et belles paroles. Le ver est dans le fruit ! La question est de savoir s'il y restera ou si, dans un effort pour reprendre aussitôt le contrôle de leur destin, les hommes seront capables d'inverser la tendance. La réponse est dans le film: je n'en dirai rien ici, si ce n'est qu'il y a tout lieu de considérer l'ensemble en tant qu'oeuvre fantastique. Pas d'effets spéciaux dans les années 40, mais de l'imagination, des rebondissements et bien sûr du talent pour permettre au spectateur de "croire" cette histoire possible. Depuis, on a fait plus moderne, mais pas toujours plus intéressant.

Même près de 70 ans plus tard, je pense en effet qu'il y a là de quoi passer un très bon moment, en compagnie d'acteurs tout à fait bons dans leurs rôles respectifs. Mention spéciale pour la plus connue d'entre les comédiennes, Arletty, redoutable tentatrice et diablesse de premier ordre. L'essentiel de la distribution tient finalement presque tout entier en quatre autres noms: je crois que je tâcherai surtout de retenir celui de Jules Berry, démon des plus ambigus. Notons que le plaisir que j'ai pris à découvrir Les visiteurs du soir tient donc à l'excellente tenue du jeu des comédiens, mais pas seulement. Sorti en 1942, le film est aussi à sa façon un livre ouvert sur l'histoire du cinéma français. Arrêtons-nous encore une minute sur le contexte de l'époque, voulez-vous ? Il est ainsi très intéressant de se le remémorer pour juger des défis qu'ont relevé les auteurs pour voir leur projet aboutir. Exemple de difficulté: le fait qu'il leur a fallu travailler dans la clandestinité, quand il s'est agi des décors notamment, ou encore de la musique, qu'ont respectivement conçus Alexandre Trauner et Joseph Kosma, deux artistes juifs et à ce titre interdits de travail. Autres problèmes: l'approvisionnement en tissus pour les costumes et l'habitude des figurants affamés de dévorer tout ou partie des produits installés devant eux lors du tournage programmé d'une scène de banquet. Le génie de Marcel Carné fait qu'à moins d'avoir une connaissance précise de ces anecdotes, il est bien difficile d'en déceler les conséquences à l'image. Ainsi, l'année même de sa sortie, le film reçoit-il le Grand Prix du cinéma français. Jacques Audiberti déclare alors: "Nous ne pourrons plus écrire sur le cinéma sans nous reporter en esprit sur ce chef d'oeuvre". Le poète antibois ajoute aussitôt: "Il transforme notre optique et modifie l'échelle de notre jugement". De fait, comme d'autres plus récents et/ou disposant de plus de moyens, le film nous embarque avec lui vers un autre monde, ou une autre vision de la réalité du nôtre.

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