lundi 12 décembre 2011

Un rêve inaccessible ?

Une chronique de Martin

Parce que les Sud-Américains ne savent pas prononcer son nom correctement, Brian Sweeney Fitzgerald se fait appeler Fitzcarraldo. Le rêve de cet Américain exilé est de faire venir un opéra au coeur de la forêt amazonienne. Pour cela, il a déjà tenté, sans succès véritable, de bâtir une ligne de chemin de fer ou de commercialiser de la glace. Ses dernières économies et ses ultimes espoirs, il les a placés dans un bateau, pressé de remonter la rivière et d'exploiter les derniers hévéas disponibles sur ces terres inhospitalières. L'action se déroule jadis, dans un Brésil et un Pérou restés sauvages.

Encouragé par Molly, une entremetteuse tombée amoureuse de lui, l'entrepreneur de l'impossible veut passer d'un cours d'eau à un autre, après que son navire a franchi la montagne qui les sépare. Le film s'appuie longuement sur cette improbable expédition et, empathie pour le personnage de Fitzcarraldo oblige, offre un vrai suspense aux amateurs du genre. Il est toutefois bien plus que le simple récit d'une incroyable aventure fluviale. De par son titre éponyme, j'y vois d'abord le portrait d'un homme. Fitzgerald est-il ambitieux ou bien totalement fou ? Il est assez difficile de répondre à cette question. Peut-être bien est-il les deux: ambitieux au nom d'une certaine idée de la grandeur et fou de l'assumer en face des autres, raisonnables ou simplement plus cyniques. Seule sa compagne croit aveuglément en l'entreprise de celui qu'un riche Brésilien appelle "le conquistador de l'inutile". Les autres se moquent de lui, le soutiennent hypocritement pour mieux lui prendre son argent et font des paris sur le temps qu'il mettra à échouer. On comprend que sa motivation s'en trouve décuplée. On se sent presque à ses côtés dans la bataille.

L'aspect le plus fascinant du film est sans doute qu'il offre au regard une véritable mise en abyme. Fitzcarraldo, c'est bien évidemment Klaus Kinski, ce prodigieux acteur allemand aux yeux exorbités, habités par la folie. C'est aussi Werner Herzog, l'homme resté derrière la caméra. On a dit beaucoup de choses sur la relation tourmentée entre le comédien et son réalisateur. Dans une union fusionnelle qui a failli les détruire, les deux construisent une oeuvre dantesque. Pas d'ellipses et peu d'effets spéciaux: la folle chimère prend véritablement vie devant nous. Dans une démesure qui peut rappeler celle d'un Terry Gilliam, l'image vient frapper la rétine durablement et, devant cette réalité, on n'en croit pas ses yeux ! Joué dans des conditions épiques, le rôle-clé du film aurait pu consacrer Jack Nicholson ou Mick Jagger, mais on ne voit finalement aucun autre interprète capable d'être aussi crédible que celui a finalement été retenu. Il y a quelque chose d'animal dans le jeu déployé ici, judicieusement tempéré par de superbes scènes naturelles. J'y vois tout sauf un hasard: au contraire, ce serait plutôt un message de respect avant l'heure de l'écologie politique. Respect pour les hommes, aussi, sages et fous, dans toutes leurs dimensions.

Fitzcarraldo
Film allemand de Werner Herzog (1982)
Il est très fréquent de comparer le long-métrage avec un autre sorti dix ans plus tôt, du même réalisateur et avec le même acteur placé dans le champ de la caméra: Aguirre, la colère de Dieu. J'espère voir un jour cette autre production, ne serait-ce que pour vérifier l'impression que j'ai d'une parenté naturelle entre les deux projets. Puisque le premier opus parle de la conquête de l'Amérique du sud par les Espagnols, je vois une suite dans le second, les colonisateurs d'hier étant devenus les puissants d'aujourd'hui. Quant aux peuples natifs présentés ici, Indiens jivaros démunis face à l'homme blanc, ils m'ont rappelé ceux de La forêt d'émeraude. Ou, bien plus loin dans l'histoire du cinéma, les Polynésiens muets du superbe Tabou.

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